Je viens de terminer un mémoire sur le profil des membres du système de paniers de l'Heureux Nouveau. A
l'origine, ce travail de recherche voulais proposer de répondre à
la question de savoir si les membres des paniers bio étaient tous
des « bobos» comme couramment entendu dans les media ou
l'opinion publique.
Il
se basait sur une constatation personnelle et empirique : à
Paris, les personnes rencontrées qui prennent des paniers bio sont
souvent de jeunes cadres dynamiques, qui d'une part souhaitent faire
leur part du travail pour protéger l'environnement en achetant des
paniers bio au même titre que des produits eco-labellisés, sans
revoir leur consommation de manière globale, et d’autre part,
suivent une tendance, et cherchent donc à être « à la
page ».
Mon
observation personnelle à Bruxelles, et notamment à travers mes
rencontres chez l’Heureux Nouveau, était que le profil des membres
semblait être différent : les membres ne revendiquaient pas
forcément cet achat en public, et lorsque je les rencontrais aux
locaux de la rue de la Glacière, ils exprimaient un réel plaisir à
cuisiner et manger de bons produits, à participer à un projet
« sympa » dont ils revendiquaient le partage de valeurs.
Ils participaient aussi souvent à d'autres activités telles des
formations en permaculture ou cuisine.
Ce
travail souhaitait donc remettre en cause l'idée que les paniers
bios étaient réservés à une élite « bobo », mûe par
un équilibre entre des motivations éthiques et consuméristes, tout
en suivant une tendance. J'espérais aussi que cette analyse
ouvrirait des portes quant aux leviers vers ce que les chercheurs et
acteurs politiques définissent comme des comportements «durables»,
et définir une base de travail pour des rechercher ou mesures
adéquates.
Le
terme «bobo» permet d'identifier des consommateurs ou citoyens qui
peuvent adopter des pratiques respectueuses de l'environnement, et
notamment le fait d'acheter des paniers bios. Terme utilisé soit en
tant que mode de revendication, soit pour s'opposer à un groupe
perçu comme bénéficiant de privilèges tout en culpabilisant le
reste de la société. Le concept même sous-jacent derrière ce mot
n'a pas été étudié de manière scientifique en tant que tel et le
travail de recherche pour le définir largement décrié (Clerval
2005). Cependant, les
ouvrages existants, malgré leurs biais et manque de fiabilité,
représentent un point de vue sur un phénomène de consommation et
de rapport à l'alimentation, perçu et porté par l'opinion
publique.
Crée
en 2000 par David Brooks, journaliste, dans son livre «Bobos in
paradise», il interpelle une catégorie de la population «bourgeoise
et bohème» donc «bobo», qu'il identifie comme se positionnant
entre les mouvements hippies des années 1960 et yuppies des années
1980, combinant les ambitions consuméristes des deuxièmes aux
ambitions écologiques et éthiques des premiers (Brooks 2002).
D'un point de vue d’ethnologue, Sophie Corbillé définit le «bobo»
comme se reconnaissant «aux espaces de vie qu'il habite (notamment
des lofts), à des manières particulières de manger (les épiceries
fines, le vin biodynamique) ou aux objets de décoration qui meublent
sont intérieur (la «récup chic») » (Corbillé
2013).
Je
souhaiterais indiquer une notion de «durabilité» dans ce
comportement, par opposition à un comportement de «transition»
lequel viserait aussi un changement dans son rapport global à la
consommation. D'autres ouvrages belges ou français ont récemment
été publiés sur cette thématique, sans mentionner les débats
dans les médias et cercles politiques belges et français et en
particulier dans leur rapport à l'alimentation alternative1,
insistant sur la «tendance» à suivre ou faire partie d'un
mouvement visant à se déculpabiliser, sans pour autant se
conscientiser par ailleurs (voir par exemple (Watrin, Legrand 2014;
Leroy 2012)). L'ouvrage de Watrin et Legrand en particulier résume
le comportement alimentaire alternatif des bobos comme une tendance
venant des États-Unis, une mode pour des motifs certes louables,
mais qui leur servent surtout à se démarquer, se crée en tant que
groupe à part(Watrin, Legrand 2014).
Les
Heureux sont-ils donc tous des « bobos » ? Si l'on
reste en surface, alors, oui, ils en ont toutes les caractéristiques.
Si l'on analyse à un niveau global le profil des Heureux ayant
répondu à l'enquête en ligne, ils ont en effet le profil des
« bobos » : « riches et éduqués » ,
pour beaucoup en famille avec enfants, pour beaucoup habitant dans
des quartiers de Bruxelles dits « bobos » (ceci étant
lié aux points de dépôt, peut-être devrions-nous analyser la
raison pour l'Heureux Nouveau d'avoir établi son siège dans ces
quartiers). Une partie semble bien adepte de ce consumérisme
politique, mettant en avant des valeurs de protection de
l'environnement et pour certains ne semblant pas changer ses
habitudes de consommation, malgré un discours parfois alarmiste sur
l'avenir de la «Terre » et de la « civilisation ».
Ce profil , semblait vivre dans un sentiment de pression et
culpabilisation par rapport au rôle à jour dans la société, de sa
responsabilité à adopter certains comportements, tout en
accommodant avec son rythme de vie. Une observation plus globale,
au-delà de ce mémoire a aussi été la suivante : les
« bobos » généralement se revendiquent en tant que tel.
Ils expriment un sentiment d'appartenance à un groupe, parfois de
manière auto-critique ou cynique. Est-ce qu'ils sont donc « bobos »
pour être dans le groupe ou bien adoptent-ils un comportement qui
les intègrerait à ce groupe ? Le phénomène de tendance et de
mode semble prédominer.
Ce
serait sans doute une conclusion hâtive, et l'exemple de Salima
rencontrée lors des entretiens est le plus frappant contre exemple.
En effet, une partie des membres va au-delà de ce comportement
consumériste et revisite au contraire globalement son approche à la
consommation, à travers des achats limités, de seconde main, un
approvisionnement local, le soutien à diverses initiatives, mais
surtout le besoin de savoir, de comprendre et d'aller plus loin,
d'agir ne serait-ce qu'en cuisinant des produits du panier. Ils
n'expriment pas seulement leur désir de faire quelque chose pour
l'environnement mais envisagent un projet de vie qui leur permet
d'agir dans cette direction. Ils ont intégrés des valeurs qu'ils
véhiculent et parfois souhaitent aussi essaimer autour d'eux. A
travers les entretiens nous avons aussi vu le réalisme de ces
profils : aucun sentiment culpabilisateur tout en sachant qu'ils
n'étaient pas parfaits. Ces membres semblent moins revendiquer le
fait d'appartenir à la catégorie « bobos ». Certes, ils
adopterons et mettront en avant leurs valeurs et leurs actes
quotidien, partageront avec plaisir (de manière pratique et
intellectuelle et moral). Cependant, il ne sembleront pas revendiquer
le besoin de se définir comme « bobos ». Ils rejetteront
même parfois ce terme, afin d'être libre d'exprimer leur
conscientisation. Ils appartiendrons peut-être à une communauté de
valeurs, un rassemblement peut-être moins tangible ou visible et à
ce propos pourraient peut-être être qualifiés plus justement de
« néo-hippies ».
Et
après?Est-ce important que les Heureux soient des « bobos »
ou non ? D'un point de vue sociétal, cela permet de
s'apparenter, ou non, à un groupe, d'en revendiquer le comportement
et les valeurs. Comme toute catégorisation et segmentation, cela
permet aussi de simplifier la communication:cela est réducteur et
arbitraire, mais peut permettre de définir de nouveaux marchés ou
outils politiques.
D'une
part, les « bobos » ont en effet un potentiel sur le
marché durable qui n'est pas à négliger. Si nous restons dans le
paradigme actuel de la croissance économique, il est donc important
de définir de nouveaux types de consommation, créer de nouveaux
désirs et nécessités, tout en « aidant » le
consommateur avec des outils tels que des labels ou autres politiques
économiques. Le potentiel pour l'économie est donc réel, et permet
d'impulser de nouveaux modes de production et de distribution pour un
public déjà prêt à les accepter. Par ailleurs, les « bobos »
ont un rôle à jouer pour tester des nouvelles approches afin d'en
faire profiter, le cas échéant, les autres couches de la
population.
D'autre
part, les « néo-hippies » contribuent aux marchés mais
en sont un segment plus particulier, moins demandeur et moins
réactif. Dans une démarche de transition vers un autre mode de
consommation, ils opèrent dans des niches, mais surtout sont dans
une recherche de cohérence globale, ce qui vise à repenser son
rapport à l'environnement, l’économie et le social. Ils seront
donc moins sensibles à de grandes campagnes « vertes »,
moins sensibles à toute campagne de manière générale et plus
sélectifs. Leur impact environnemental serait potentiellement plus
limité, même si leur approche pourrait passer pour austère pour
certains. Leur démarche irait donc au-delà de celle de prendre des
paniers bio, soit par exemple en passant à un panier d'un GASAP,
soit en investissant du temps et de l’énergie (parfois de
l'argent) dans des activités les reconnectant à la terre et aux
autres (la cuisine pour un premier pas, mais aussi les potagers
collectifs, les composts, etc).
Alors,
il est important de voir les synergies entre les deux approches.
Chacun peut apprendre de l’autre. Les deux ont le potentiel aussi
de faire émerger un nouveau paradigme économique et sociétal entre
le capitalisme actuel et la décroissance extrême, afin d'assurer
une résilience plus globale du système.
Enfin,
un argument souvent prôné est le besoin d'argent pour agir. Les
« bobos » en effet ont des revenus mensuels plus élevés
que la moyenne. Les « néo-hippies » pas forcément. La
sensibilisation à l'environnement doit être développée au
travers de toutes les couches de la société, des plus démunies aux
plus aisées. Les plus démunies, peuvent apprendre de mouvements qui
ne nécessitent pas de revenus élevés, en revoyant leur
consommation. Si de nombreuses recherches ont été menées sur le
rapport à la nourriture, notamment préparée ou de fast food, dans
la construction d'une identité parmi les populations les plus moins
aisées, c'est peut-être cette image à atteindre qui doit être
modifiée. Ou bien d'autres valeurs, plus traditionnelles qui doivent
être prônées, tout en mettant en avant l'aspect « précurseur »
d'une telle approche. Parmi les populations les plus aisées, il est
aussi important d’utiliser des démarches « vertes »
afin de les sensibiliser plus globalement, à limiter les effets
rebonds .
Les
Heureux ont donc des profils variés, « bobos »,
« néo-hippies » ou autres2.
Ils montrent une certaine richesse de la société, des raisons et
motivations différentes pour adhérer au système. Quoi qu'il en
soit, ils agissent, chacun à leur niveau, dans une démarche de
plaisir et de bien vivre, avec l'environnement en toile de fond.
1Une
recherche internet par exemple avec les mots-clés « paniers
bio + bobos », « GASAP + bobos » ou « AMAP +
bobos » donnent un aperçu des notions qui circulent à ce
propos
2Au
moment de finir ce mémoire, le phénomène des « twee »
a retenu mon attention comme nouvelle approche de la vie et de la
consommation.
BROOKS,
David, 2002. Les bobos.
CLERVAL,
Anne, 2005. Revue de livre : David BROOKS, 2000, Les Bobos, Les
bourgeois bohèmes. Cybergeo : European Journal of
Geography [en ligne]. 17
mars 2005. [Consulté le 17 février 2014].
Disponible à l’adresse : http://cybergeo.revues.org/766
CORBILLÉ,
Sophie, 2013. Paris Bourgeois, Paris Bohême : La ruée vers l’Est.
2013.
WATRIN,
Laure et LEGRAND, Thomas, 2014. La république Bobo.
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