lundi 21 juillet 2014

Les membres des paniers bio sont-ils tous des « bobos » ?

Je viens de terminer un mémoire sur le profil des membres du système de paniers de l'Heureux Nouveau. A l'origine, ce travail de recherche voulais proposer de répondre à la question de savoir si les membres des paniers bio étaient tous des « bobos» comme couramment entendu dans les media ou l'opinion publique.


Il se basait sur une constatation personnelle et empirique : à Paris, les personnes rencontrées qui prennent des paniers bio sont souvent de jeunes cadres dynamiques, qui d'une part souhaitent faire leur part du travail pour protéger l'environnement en achetant des paniers bio au même titre que des produits eco-labellisés, sans revoir leur consommation de manière globale, et d’autre part, suivent une tendance, et cherchent donc à être « à la page ». 


Mon observation personnelle à Bruxelles, et notamment à travers mes rencontres chez l’Heureux Nouveau, était que le profil des membres semblait être différent : les membres ne revendiquaient pas forcément cet achat en public, et lorsque je les rencontrais aux locaux de la rue de la Glacière, ils exprimaient un réel plaisir à cuisiner et manger de bons produits, à participer à un projet « sympa » dont ils revendiquaient le partage de valeurs. Ils participaient aussi souvent à d'autres activités telles des formations en permaculture ou cuisine.
Ce travail souhaitait donc remettre en cause l'idée que les paniers bios étaient réservés à une élite « bobo », mûe par un équilibre entre des motivations éthiques et consuméristes, tout en suivant une tendance. J'espérais aussi que cette analyse ouvrirait des portes quant aux leviers vers ce que les chercheurs et acteurs politiques définissent comme des comportements «durables», et définir une base de travail pour des rechercher ou mesures adéquates.
Le terme «bobo» permet d'identifier des consommateurs ou citoyens qui peuvent adopter des pratiques respectueuses de l'environnement, et notamment le fait d'acheter des paniers bios. Terme utilisé soit en tant que mode de revendication, soit pour s'opposer à un groupe perçu comme bénéficiant de privilèges tout en culpabilisant le reste de la société. Le concept même sous-jacent derrière ce mot n'a pas été étudié de manière scientifique en tant que tel et le travail de recherche pour le définir largement décrié (Clerval 2005). Cependant, les ouvrages existants, malgré leurs biais et manque de fiabilité, représentent un point de vue sur un phénomène de consommation et de rapport à l'alimentation, perçu et porté par l'opinion publique.
Crée en 2000 par David Brooks, journaliste, dans son livre «Bobos in paradise», il interpelle une catégorie de la population «bourgeoise et bohème» donc «bobo», qu'il identifie comme se positionnant entre les mouvements hippies des années 1960 et yuppies des années 1980, combinant les ambitions consuméristes des deuxièmes aux ambitions écologiques et éthiques des premiers (Brooks 2002). D'un point de vue d’ethnologue, Sophie Corbillé définit le «bobo» comme se reconnaissant «aux espaces de vie qu'il habite (notamment des lofts), à des manières particulières de manger (les épiceries fines, le vin biodynamique) ou aux objets de décoration qui meublent sont intérieur (la «récup chic») » (Corbillé 2013).
Je souhaiterais indiquer une notion de «durabilité» dans ce comportement, par opposition à un comportement de «transition» lequel viserait aussi un changement dans son rapport global à la consommation. D'autres ouvrages belges ou français ont récemment été publiés sur cette thématique, sans mentionner les débats dans les médias et cercles politiques belges et français et en particulier dans leur rapport à l'alimentation alternative1, insistant sur la «tendance» à suivre ou faire partie d'un mouvement visant à se déculpabiliser, sans pour autant se conscientiser par ailleurs (voir par exemple (Watrin, Legrand 2014; Leroy 2012)). L'ouvrage de Watrin et Legrand en particulier résume le comportement alimentaire alternatif des bobos comme une tendance venant des États-Unis, une mode pour des motifs certes louables, mais qui leur servent surtout à se démarquer, se crée en tant que groupe à part(Watrin, Legrand 2014).
Les Heureux sont-ils donc tous des « bobos » ? Si l'on reste en surface, alors, oui, ils en ont toutes les caractéristiques. Si l'on analyse à un niveau global le profil des Heureux ayant répondu à l'enquête en ligne, ils ont en effet le profil des « bobos » : « riches et éduqués » , pour beaucoup en famille avec enfants, pour beaucoup habitant dans des quartiers de Bruxelles dits « bobos » (ceci étant lié aux points de dépôt, peut-être devrions-nous analyser la raison pour l'Heureux Nouveau d'avoir établi son siège dans ces quartiers). Une partie semble bien adepte de ce consumérisme politique, mettant en avant des valeurs de protection de l'environnement et pour certains ne semblant pas changer ses habitudes de consommation, malgré un discours parfois alarmiste sur l'avenir de la «Terre » et de la « civilisation ». Ce profil , semblait vivre dans un sentiment de pression et culpabilisation par rapport au rôle à jour dans la société, de sa responsabilité à adopter certains comportements, tout en accommodant avec son rythme de vie. Une observation plus globale, au-delà de ce mémoire a aussi été la suivante : les « bobos » généralement se revendiquent en tant que tel. Ils expriment un sentiment d'appartenance à un groupe, parfois de manière auto-critique ou cynique. Est-ce qu'ils sont donc « bobos » pour être dans le groupe ou bien adoptent-ils un comportement qui les intègrerait à ce groupe ? Le phénomène de tendance et de mode semble prédominer.
Ce serait sans doute une conclusion hâtive, et l'exemple de Salima rencontrée lors des entretiens est le plus frappant contre exemple. En effet, une partie des membres va au-delà de ce comportement consumériste et revisite au contraire globalement son approche à la consommation, à travers des achats limités, de seconde main, un approvisionnement local, le soutien à diverses initiatives, mais surtout le besoin de savoir, de comprendre et d'aller plus loin, d'agir ne serait-ce qu'en cuisinant des produits du panier. Ils n'expriment pas seulement leur désir de faire quelque chose pour l'environnement mais envisagent un projet de vie qui leur permet d'agir dans cette direction. Ils ont intégrés des valeurs qu'ils véhiculent et parfois souhaitent aussi essaimer autour d'eux. A travers les entretiens nous avons aussi vu le réalisme de ces profils : aucun sentiment culpabilisateur tout en sachant qu'ils n'étaient pas parfaits. Ces membres semblent moins revendiquer le fait d'appartenir à la catégorie « bobos ». Certes, ils adopterons et mettront en avant leurs valeurs et leurs actes quotidien, partageront avec plaisir (de manière pratique et intellectuelle et moral). Cependant, il ne sembleront pas revendiquer le besoin de se définir comme « bobos ». Ils rejetteront même parfois ce terme, afin d'être libre d'exprimer leur conscientisation. Ils appartiendrons peut-être à une communauté de valeurs, un rassemblement peut-être moins tangible ou visible et à ce propos pourraient peut-être être qualifiés plus justement de « néo-hippies ».
Et après?Est-ce important que les Heureux soient des « bobos » ou non ? D'un point de vue sociétal, cela permet de s'apparenter, ou non, à un groupe, d'en revendiquer le comportement et les valeurs. Comme toute catégorisation et segmentation, cela permet aussi de simplifier la communication:cela est réducteur et arbitraire, mais peut permettre de définir de nouveaux marchés ou outils politiques.
D'une part, les « bobos » ont en effet un potentiel sur le marché durable qui n'est pas à négliger. Si nous restons dans le paradigme actuel de la croissance économique, il est donc important de définir de nouveaux types de consommation, créer de nouveaux désirs et nécessités, tout en « aidant » le consommateur avec des outils tels que des labels ou autres politiques économiques. Le potentiel pour l'économie est donc réel, et permet d'impulser de nouveaux modes de production et de distribution pour un public déjà prêt à les accepter. Par ailleurs, les « bobos » ont un rôle à jouer pour tester des nouvelles approches afin d'en faire profiter, le cas échéant, les autres couches de la population.
D'autre part, les « néo-hippies » contribuent aux marchés mais en sont un segment plus particulier, moins demandeur et moins réactif. Dans une démarche de transition vers un autre mode de consommation, ils opèrent dans des niches, mais surtout sont dans une recherche de cohérence globale, ce qui vise à repenser son rapport à l'environnement, l’économie et le social. Ils seront donc moins sensibles à de grandes campagnes « vertes », moins sensibles à toute campagne de manière générale et plus sélectifs. Leur impact environnemental serait potentiellement plus limité, même si leur approche pourrait passer pour austère pour certains. Leur démarche irait donc au-delà de celle de prendre des paniers bio, soit par exemple en passant à un panier d'un GASAP, soit en investissant du temps et de l’énergie (parfois de l'argent) dans des activités les reconnectant à la terre et aux autres (la cuisine pour un premier pas, mais aussi les potagers collectifs, les composts, etc).
Alors, il est important de voir les synergies entre les deux approches. Chacun peut apprendre de l’autre. Les deux ont le potentiel aussi de faire émerger un nouveau paradigme économique et sociétal entre le capitalisme actuel et la décroissance extrême, afin d'assurer une résilience plus globale du système.
Enfin, un argument souvent prôné est le besoin d'argent pour agir. Les « bobos » en effet ont des revenus mensuels plus élevés que la moyenne. Les « néo-hippies » pas forcément. La sensibilisation à l'environnement doit être développée au travers de toutes les couches de la société, des plus démunies aux plus aisées. Les plus démunies, peuvent apprendre de mouvements qui ne nécessitent pas de revenus élevés, en revoyant leur consommation. Si de nombreuses recherches ont été menées sur le rapport à la nourriture, notamment préparée ou de fast food, dans la construction d'une identité parmi les populations les plus moins aisées, c'est peut-être cette image à atteindre qui doit être modifiée. Ou bien d'autres valeurs, plus traditionnelles qui doivent être prônées, tout en mettant en avant l'aspect « précurseur » d'une telle approche. Parmi les populations les plus aisées, il est aussi important d’utiliser des démarches « vertes » afin de les sensibiliser plus globalement, à limiter les effets rebonds .
Les Heureux ont donc des profils variés, « bobos », « néo-hippies » ou autres2. Ils montrent une certaine richesse de la société, des raisons et motivations différentes pour adhérer au système. Quoi qu'il en soit, ils agissent, chacun à leur niveau, dans une démarche de plaisir et de bien vivre, avec l'environnement en toile de fond.
1Une recherche internet par exemple avec les mots-clés « paniers bio + bobos », « GASAP + bobos » ou « AMAP + bobos » donnent un aperçu des notions qui circulent à ce propos

2Au moment de finir ce mémoire, le phénomène des « twee » a retenu mon attention comme nouvelle approche de la vie et de la consommation.
Références

BROOKS, David, 2002. Les bobos
CLERVAL, Anne, 2005. Revue de livre : David BROOKS, 2000, Les Bobos, Les bourgeois bohèmes. Cybergeo : European Journal of Geography [en ligne]. 17 mars 2005. [Consulté le 17 février 2014]. Disponible à l’adresse : http://cybergeo.revues.org/766
CORBILLÉ, Sophie, 2013. Paris Bourgeois, Paris Bohême : La ruée vers l’Est. 2013. 
WATRIN, Laure et LEGRAND, Thomas, 2014. La république Bobo.


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